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mis à jour le 18 décembre 2023

Est-ce vrai qu’il y a du fer dans les épinards ?

Nombreux sont ceux qui pensent que le personnage de Popeye a été créé pour mettre en avant la forte teneur en fer des épinards. Beaucoup d’autres personnes pensent qu’en fait c’est une légende venant d’une erreur de dosage et qu’en réalité il y a peu de fer dans les épinards. Qui a raison ?

Réponse : VRAI, il y a bien du fer dans les épinards, et même davantage que dans la plupart des légumes verts, mais tout ce qu’on écrit sur cette histoire est totalement FAUX et quasiment tous les journalistes et les scientifiques se sont fait piéger et ont eux-mêmes relayé une rumeur. Pourquoi ? Parce que, tout simplement, ils n’ont pas vérifié l’information.

Préambule
C’est une rumeur médicale qui fonctionne sur le principe de l’arroseur arrosé : l’histoire est généralement utilisée comme un exemple d’erreur médicale par des scientifiques qui veulent inciter leur confrères à davantage de rigueur. Elle est également diffusée par des sites internet qui prétendent déjouer les légendes. Mais tout ce qu’ils écrivent est faux et les donneurs de leçon sont les premiers piégés. À l’instant-même où j’écris cet article, quasiment 100% des sites internet sont dans l’erreur concernant cette histoire, y compris des sites de grands journaux d’information et pas mal de journaux scientifiques.

Voici la légende, généralement présentée comme ceci, avec des variantes :

« Les épinards sont réputés pour leur teneur en fer et le personnage de Popeye, qui tirait sa force de ce légume vert, a été créé en s’inspirant de cette forte teneur. Or, leur teneur en fer est loin d’être exceptionnelle. Il semblerait que l’origine de cette légende incombe à un nutritionniste allemand, E. von Wolf qui évaluait en 1870 la composition nutritionnelle des aliments. Au lieu d’écrire que les épinards contenaient 2,7 mg de fer pour 100 g, il a écrit 27.
Quelques années plus tard, un chercheur, Gustav von Bunge, aggrava encore les choses en attribuant le taux de fer dans les épinards séchés à des épinards frais. Or, comme les épinards contiennent énormément d’eau, les séchés sont bien plus riches en fer que les frais. La secrétaire du scientifique écrivit 40 mg/100 g au lieu de 4 et induisit ainsi le monde entier en erreur.
La vérité sur la teneur en fer de ce légume vert fut rétablie par d’autres chimistes allemands en 1937, mais en vain, la légende était déjà en route, relayée notamment par Popeye, jusqu’en 1981 lorsque T.J. Hamblin a fait part de cette « supercherie » dans le British Medical Journal. Mais à bien des égards, ce mythe de l’épinard comme le légume riche en fer par excellence est encore vivace aujourd’hui. »

Et… tout, je dis bien absolument tout, est faux ! J’ai personnellement lu tous les articles cités et par exemple E. von Wolf n’a jamais écrit ça ! Tout d’abord, il s’agit de ET von Wolff (avec deux « f ») et, dans cet ouvrage de 1871 il a écrit 2,10 mg pour la teneur en fer contenu dans 100 g de cendres lavées d’épinards. Vous trouverez dans les images de cet article la copie de la page concernée. Quant à Hamblin, il a avoué depuis qu’il avait sans doute lu cette histoire dans un magazine, qu’il l’a utilisée pour illustrer un article sur les erreurs en médecine, mais a reconnu presque 30 ans plus tard qu’elle était fausse.

Pourquoi est-ce que je m’intéresse à cette légende ?
En fait, l’histoire elle-même, vraie ou fausse, n’a pas vraiment d’importance médicale et aucune conséquence sur notre santé. Mais elle est importante car elle révèle une faille dans laquelle s’engouffrent trop de journalistes et hélas aussi de scientifiques : se contenter de reproduire les conclusions des articles scientifiques, sans en vérifier la solidité et la portée réelle et sans citer les vraies sources.

Voici par exemple une erreur de source sur le site de Wikipédia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Popeye (consulté le 18/01/2016)
En 1972, le nutritionniste américaine Arnold E. Bender introduit l’idée que cette croyance en l’importance du fer dans les épinards popularisée par Popeye était liée à l’erreur de décimale qu’aurait faite un scientifique allemand au XIXe siècle dans son calcul de la concentration en fer des épinards, erreur qui n’aurait été corrigée qu’à la fin des années 1930 par d’autres scientifiques allemands 48”.

Et si on va voir cette référence “48” que cite Wikipédia à la fin de ce paragraphe pour appuyer ce que Arnold E. Bender a écrit en 1972, on découvre :

(en) Mike Sutton, « The Discovery of Braced Myths : The Most Disastrous Typo of all Time ? [archive] », sur son blog personnel, 25 septembre 2010.

Il ne faut être un grand scientifique pour voir que la citation concerne un blog de 2010, et pas un article de 1972 et qu’il n’est pas écrit part un « nutritionniste américain Arnold E. Bender », mais par Mike Sutton, un criminologue.

Je viens de vous montrer le mécanisme qui explique la création de cette légende.
Il s’agit du phénomène « j’ai vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ». Au final, personne n’a vu l’ours, mais tout le monde en parle.
Mais hélas, personne n’ose avouer qu’il n’a pas vu l’ours, et tout le monde préférera écrire « Un ours a été aperçu dans notre région ! » que d’écrire la vérité : « Monsieur Dupont, interviewé au Bar des Amis, nous a dit que Monsieur Durant lui aurait dit que quelqu’un, dont il ne souvient plus du nom, lui aurait dit qu’il avait vu un ours. »

Et pourtant, c’est exactement ce qu’il se passe avec la rumeur du fer dans les épinards : personne ne vérifie, et tout le monde se contente de citer quelqu’un, qui dit qu’il a lu l’information dans un autre article, etc.

Alors, quelle est la vérité ?

Je ne rentrerai pas dans l’explication de tous les détails de cette rumeur qui s’est développée au cours des années. Je me contenterai de présenter trois preuves qui démontrent que les bases mêmes de la rumeur sont bidons :

• Hamblin TJ, dans un article publié dans le British medical journal en 1981 (1) est probablement le fondateur principal de la rumeur. Au premier coup d’oeil, on est surpris par l’absence totale de source concernant ces allégations (voir reproduction de l’article ci-dessous). Ce médecin aurait, par la suite, avoué en 2010 à Mike Sutton (2), qui enquêtait sur l’origine de cette rumeur, qu’il ne se souvenait plus où il avait lu cette information, peut être dans le “Reader’s Digest”… Mike Sutton, qui se présente comme criminologue, a mené une enquête et pense avoir retrouvé l’origine de la rumeur qui a influencé Hamblin. Mais ça serait trop long à raconter ici, je vous laisse lire ce qu’il écrit (article cité en référence, texte en anglais) (2).

• Comme toute la rumeur semble basée sur une supposée erreur dans la publication de Wolff (3), je me suis mis en recherche de cette publication de 1871 et j’ai découvert l’ouvrage sur le site de la Biodiversity Heritage Library (http://www.biodiversitylibrary.org/). Je reproduis ci-dessous un des tableaux concernant la teneur en fer des épinards : pas d’erreur de virgule.

• Enfin, je ne résiste pas au plaisir de vous communiquer la teneur « officielle » en fer de quelques aliments, avec ce tableau, extrait de la Table de composition nutritionnelle Ciqual 2012 (4). Étrangement, peu de journalistes ont pensé à se renseigner. Ils auraient découvert que Wolff en 1871 avait obtenu des résultats assez proches de ceux diffusés en 2012, et surtout que les épinards semblent bien figurer parmi les champions des légumes verts pour leur teneur en fer.

Teneur en fer des épinards selon Wolff, 1871, par analyse de leur cendres (3)

Aliment Fer (Fe2O3)(mg/100g)
Épinard 2,10 à 4,60

Teneur en fer de quelques aliments (Ciqual 2012) (4)
Présentés du plus riche au moins riche en fer

Aliment Fer (mg/100g)
Meloukhia, feuilles de corète séchées, en poudre 87
Thym, sec 82,4
Cumin, graine 66,4
Cacahuètes enrobées de chocolat dragéifiées 64
Épinard, cuit < 15,7
Chocolat noir à 70% cacao minimum, extra, dégustation, tablette 10,7
Basilic, frais 4,34
Persil, frais 4,32
Boeuf, hampe, crue 3,68
Noisette 3,47
Épinard, cru 3,42
Pissenlit, cru 3,1
Haricot blanc, appertisé, égoutté 2,99
Haricot rouge, cuit 2,32
Bette, cuite 2,26
Cresson de fontaine, cru 2,15
Mâche, crue 1,9
Champignon de Paris ou Champignon de couche, cru 1,66
Légume sec, cuit (aliment moyen) 1,6
Légume cuit (aliment moyen) 1,28
Haricot beurre, appertisé, égoutté 0,74
Laitue romaine, crue 0,6
Fenouil, cru 0,3

Données extraites de la Table de composition nutritionnelle Ciqual 2012

Alors, pourquoi toutes ces erreurs et pourquoi personne ne vérifie ses sources ?

Les raisons sont, à mon avis, multiples.

Le manque de temps
Lire des articles avec un regard critique est long. Il faut des heures, voire des jours pour explorer et analyser les publications sur un sujet. Peu de gens en ont l’envie, le temps et la compétence.

L’amour propre
Il est délicat d’admettre ouvertement qu’on n’a pas vraiment lu l’étude scientifique originale et qu’on se contente de reproduire - sans vérification - l’analyse que quelqu’un d’autre en a fait. Cette attitude conduit à trois choix, plus ou moins honnêtes, pour la personne qui va citer ses sources :

  • La transparence : il suffit d’écrire « Dupont, dans un article de revue, rapporte que Durand a publié telle donnée ». Mais, pour un scientifique ou un journaliste, c’est avouer qu’il ne vérifie pas ses sources (puisqu’il n’a pas pris la peine de lire l’article de Durand et se contente de recopier le résumé qu’en a fait Dupont).
  • Le raccourci : on va juste citer l’article de Dupond comme source, sans indiquer qu’en réalité l’information ne vient pas de lui, mais de Durand, source que cite Dupont dans son article. Encore une fois, le rédacteur va gagner du temps et éviter de se ridiculiser.
  • La malhonnêteté franche : on va directement citer l’article de Durand, mais sans l’avoir lu soi-même et sans préciser que c’est Dupont qui a déniché cette référence. C’est une sorte de mensonge ("je dis que j’ai lu un article, mais c’est faux"), doublé de plagiat ("je me sers du travail d’un autre, mais je dis que c’est moi qui ai fait la recherche").

La naïveté, l’amateurisme
On peut aussi tout simplement choisir de faire totalement confiance à ce qu’on lit, du moment qu’on a le sentiment que c’est dans une revue fiable et/ou signée par un auteur respectable.
On se contentera donc de reproduire, comme si c’était une vérité, ce qui n’est parfois qu’un simple avis ou une hypothèse. L’exemple de la rumeur de Popeye, reprise d’un article du British Medical Journal est typique.

Le manque de formation scientifique
Si on n’est pas formé à l’analyse critique de la littérature scientifique, il n’est pas possible de se faire une idée de la valeur d’un article médical, de la validité de ses conclusions et de leur portée dans la pratique. Un journaliste pourra donc, en toute bonne foi, recopier ce qu’il a lu dans un journal scientifique, sans en faire d’analyse critique et sans nuance. Si, de plus, il veut séduire ses lecteurs, il n’hésitera pas à utiliser un titre très "vendeur" qui va encore grossir le trait et s’éloigner de la réalité objective.

Le coût
Les articles scientifiques sont souvent payants (parfois quelques dizaines d’euros par article), il faut donc investir (ou bénéficier d’abonnements) pour se faire sa propre idée en lisant les articles importants. Le plus simple est souvent de se contenter des résumés (gratuit), sans vérifier dans l’article (payant), et ainsi économiser beaucoup de temps et d’argent. Or, tous les scientifiques savent qu’un résumé de quelques lignes peut facilement tromper le lecteur et omettre quelques nuances très importantes de l’article. Hélas, trop souvent les lecteurs d’articles scientifiques (journalistes, mais hélas parfois aussi médecins et autres scientifiques par manque de temps) se contentent de lire le résumé des articles et pas l’article lui-même.

La barrière de la langue
J’ai dû, pour écrire cet article, lire des publications en anglais et en allemand. Pas simple, surtout quand il s’agit de termes techniques.

Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je signale cet excellent article (en anglais) qui analyse toutes les erreurs des auteurs impliqués dans l’entretien de la rumeur du fer dans les épinards et de Popeye (5) :
Rekdal OB. Academic urban legends. Social studies of science. 2014 ;44(4):638-54.
À découvrir également le très impressionant travail d’investigation mené par M Sutton (2), qui se lit (en anglais) comme une enquête policière. L’auteur a mené une longue et minutieuse enquête pour vérifier - et infirmer - toutes les sources de tous les auteurs ayant colporté la rumeur.

Que conclure au final ?

• Mangez des épinards si vous aimez ça, tout simplement pour le plaisir et parce ce qu’ils font partie d’une alimentation équilibrée riche en légumes.
• Vous êtes journaliste ou scientifique : vérifiez vos sources pour éviter de reproduire de grosses bêtises. Ou utilisez le conditionnel si vous n’avez pas vérifié…
• Chers internautes : il ne faut pas croire tout ce qui est écrit sur internet. Peu importe la qualité et la notoriété de celui qui écrit : s’il n’y a aucune source précise et totalement vérifiable, posez-vous des questions, et dites-vous que "toute évidence mérite d’être niée".

PS : je vous invite à vérifier tout ce que j’ai écrit dans cet article, bien sûr.

Niveau de certitude : ÉLEVÉ

Références

1. Hamblin TJ. Fake. British medical journal (Clinical research ed). 1981 ;283(6307):1671-4.
2. Sutton M. Spinach, Iron and Popeye : Ironic lessons from biochemistry and history on the importance of healthy eating, healthy scepticism and adequate citation. Internet Journal of Criminology. 2010 ;http://www5.in.tum.de/~huckle/Sutton_Spinach_Iron_and_Popeye_March_2010.pdf.
3. Wolff ETv. Aschen-analysen von landwirthschaftlichen producten, fabrik-abfällen und wildwachsenden pflanzen ... Von dr. Emil Wolff. Berlin : Wiegandt & Hempel ; 1871.
4. Anses - Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Composition nutritionnelle des aliments TABLE Ciqual 2012. http://www.afssa.fr/TableCIQUAL/index.htm.
5. Rekdal OB. Academic urban legends. Social studies of science. 2014 ;44(4):638-54.

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