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mis à jour le 11 juin 2021

En 1872, ce médecin dénonçait déjà les "fake news"

Dans son livre "Des erreurs populaires en médecine" publié en 1872, L.-A. Mouret, médecin, dénonce les fausses croyances, les préjugés et les erreurs en médecine. Ses propos sont étonnement d’actualité et témoignent du fait que la médecine est de longue date l’objet de bien des croyances erronées, contre lesquelles ils est parfois difficile de lutter.

Voici un extrait de l’introduction de cet ouvrage. Si vous êtes pressé, lisez juste la toute dernière phrase : c’est terriblement vrai.

« 

S’il fut jamais une matière sur laquelle l’ignorance ait largement exercé son importante fatuité, ail donné naissance aux croyances les moins justifiables, aux erreurs les plus grossières, aux préjugés les plus pernicieux, aux paradoxes les plus inattendus, c’est bien la médecine.

En général, dans le monde, on parle un peu de tout, par la raison qu’on sait de tout un peu. On a quelques notions exactes en beaucoup de matières bien qu’on ne les possède pas dans leur ensemble, on parle un peu de chimie, un peu de physique, un peu d’économie sociale, on sait un peu de droit, on en possède des données suffisant à quelques intérêts dans bien des circonstances ; la médecine a le singulier privilège que tout le monde en parle beaucoup sans en savoir les choses les plus élémentaires ; c’est la science que l’on ignore le plus et dont tout le monde se mêle peu ou prou, sans en savoir un traître mot.

En cette matière chacun se targue d’une expérience qui lui est propre ; les uns ont une théorie des humeurs, les autres des forces, des nerfs, celui-ci sur les ravages du sang, cet autre sur les vapeurs"… demandez à ce monde amateur ce que c’est qu’une humeur, ce qu’il entend par des vapeurs, par la puissance nerveuse ? Les plus avisés vous répondront par des explications ou des définitions qui plongent le médecin dans un étonnement indicible et toujours nouveau, galimatias sans nom, verbiage insaisissable sans forme ni raison, débité, ma foi, gravement, et on le voit, avec une conviction qui serait fort comique, si on ne songeait aux tristes conséquences qu’elle peut produire une fois ou l’autre.

Ces folles prétentions, ces théories médicales qui excitent la curiosité, qui étonnent et amusent, ne sont guère autrement dangereuses tant qu’elles ne prétendent qu’à une certaine érudition et qu’elles se maintiennent dans la région élevée d’une théorie dogmatisante ; mais elles deviennent une véritable calamité, elles font un mal immense, quand elles ont la prétention de s’introduire dans les faits de la pratique quotidienne, et que vous les rencontrez, à chaque instant au lit des malades.

Il faut voir alors l’empirique, la commère, le théoricien quel qu’il soit, vantant sa panacée, dans un langage tout empreint d’un ton d’infaillibilité doctorale ; ce sont des sentences, des axiomes, des aphorismes, qui rappellent l’école de Salerne. Quand un de ces conseillers vient à se placer ainsi entre le malade et le médecin, la résistance à nos conseils devient souvent invincible. On n’ose pas toujours résister ouvertement, mais on conspire dans l’ombre, on peut avoir l’air de céder, mais l’expérience nous a appris que, la plupart du temps, la prescription du médecin sera mise de côté pour lui substituer celle de la personne étrangère à l’art, qui sera venue vanter ou son remède de Leroi, ou l’homéopathie, ou la somnambule, ou le camphre divin… Que l’on soit bien convaincu qu’il résulte de tout cela les plus grands inconvénients.

Signaler ces dangers, stigmatiser ces travers, les dévoiler aux personnes intelligentes et prudentes, afin de les ranger sous notre bannière dans ce combat contre l’ignorance, nous a semblé une chose éminemment utile. Mais peut-on nourrir l’espoir un peu fondé de détruire jamais ces erreurs ?
Parmi elles, il y a le préjugé qui reste presque indestructible ; le préjugé est une opinion adoptée presque sans retour, acceptée sans examen, léguée le plus souvent par la tradition :
C’est une opinion toute faite, portant avec elle ses conditions de conviction et pourtant ne reposant sur rien qui puisse la justifier. C’est un siège tout fait, que l’on accepte et dans lequel on s’endort, sans que jamais l’autorité de la raison ni celle de la science puisse troubler ce sommeil. C’est un parti pris une fois pour toutes de croire une chose fausse ; c’est une idée arrêtée, une volonté irrévocable, aveugle, de nier ou d’affirmer. Jamais un préjugé ne consent à être discuté, à descendre dans l’arène, à subir l’investigation du savoir, de la science, ni même du simple bon sens.

Rien n’est plus dommageable au progrès que ce genre de travers. Pendant que la raison mûrit les découvertes de l’esprit, pousse à l’étude, au perfectionnement, au progrès, lui, le préjugé, reste absolument stationnaire, c’est sa nature propre : toutes les découvertes du génie viendront se briser contre ce roc qui possède une immense puissance d’inertie. Des siècles de démonstration, de vérité et d’évidence n’auront aucune prise sur lui. Il s’est attribué par avance l’inviolabilité, et il restera debout et invulnérable au milieu de toutes les vérités qu’il blesse. Dans des combats, il est vrai, quelquefois héroïques, on voit succomber l’erreur qui s’avoue vaincue ; le préjugé jamais : c’est l’erreur volontaire, rien n’est plus haïssable. Il suffit qu’un sot ait pu dire un jour une grande absurdité, devant un auditoire ad hoc pour qu’il soit né une de ces erreurs qui vont traverser les âges et vivre indéfiniment sans qu’on puisse prévoir le moment où l’humanité en sera débarrassée. Cessante causa non cessat effectus.

Nous le répétons, nulle science n’est autant infectée de ce travers incommode que la médecine. Aucune ne se prête mieux à l’établissement de son despotique empire, parce que aucune ne repose sur des phénomènes plus difficiles à observer. La médecine, science d’observation, exacte seulement dans une certaine mesure, non-seulement à cause des inconnues qui y existent encore, mais aussi par sa méthode, l’induction, toujours limitée par les limites mêmes de l’intelligence humaine, a pour base des faits subtils et d’une interprétation délicate, n’ayant eux-mêmes de lumière que pour les yeux exercés à voir dans leurs obscures profondeurs.

Dans l’apparence, au contraire, la plupart de ces faits présentent une grande clarté : cet éclat de la surface égare le vulgaire, comme la lumière, le soir, égare l’insecte obstiné qui, malgré les avertissements de la douleur qu’il éprouve à son contact, vient s’y mutiler et s’y détruire. C’est ainsi que nous voyons chaque jour l’ignorance en médecine produire le mal, faire naître des infirmités ou pousser dans la tombe ces fanatiques de médications incendiaires et à outrance, prônées par la sottise ou la cupidité ; médications exclusives dont le public décuple encore les dangers, ne sachant ni prévoir les cas d’exception, impérieusement imposés par les circonstances, ni accommoder les doses, les quantités à toutes ces causes individuelles qui ne peuvent être prévues par les auteurs, telles que le tempérament, les habitudes, l’âge et une foule d’autres circonstances.

Enfin, si l’erreur et le préjugé en médecine, comme en bien des choses, se rencontrent surtout dans les masses, c’est-à-dire là où l’instruction a le moins pénétré, il ne faudrait pourtant pas croire qu’une certaine instruction et un certain monde soient une égide suffisante contre des erreurs manifestes et une crédulité plus ou moins niaise. Nous verrons, dans le cours de ce travail, que les classes instruites ne sont pas toujours à l’abri des croyances les plus sottes et des pratiques les plus absurdes, les plus incroyables.

De même il ne faudrait pas croire que tous les donneurs de conseils ni toutes les commères se trouvent exclusivement dans la multitude. Beaucoup de personnes bien nées et instruites sont possédées de celte ambition ; c’est une des plaies de la médecine. On trouve un certain charme à s’installer près d’un malade ; on lui tâte le pouls, on prend un peu de ce je ne sais quoi, qu’on nomme l’air doctoral, et l’on prône son remède.
La commère de village n’en sait pas long, mais elle est très-érudite sur les avis de confiance à accorder ; elle connaît tous les Charigny, les Merlin en sabots, les Fontanarose du département. Si c’est pour telle maladie, il faut aller là, si c’est pour autre chose ici ; on munit un exprès d’une fiole contenant certain liquide et l’on va consulter l’oracle, quelquefois même on vient auprès des médecins pour cela.

Dans le monde, dit comme il faut, ce n’est pas le même genre d’intervention, mais il finit par paraître plus ennuyeux encore au médecin ; vous demandez au malade ce qu’il sent, l’assistance vous répond par une foule d’appréciations sur la nature de la maladie. On contrôle tout, autour du malade ; on commente les prescriptions du médecin, la nature des médicaments, les doses, l’opportunité ; le médecin se recueille gravement dans sa responsabilité morale, pendant qu’il formule son ordonnance, il éprouve toujours péniblement le sentiment que cette responsabilité lui impose ; les officieux, les conseillers, hommes ou dames, joueront, sans s’en douter, avec la vie d’un malade, par suite de conseils peut-être pleins de dangers et qu’ils donnent avec assurance.

Ce que j’ai dit de la ténacité, de l’irréductibilité presque absolue du préjugé et des erreurs, m’a fait hésiter un instant sur la mise à exécution de ce travail. Je me demandais si je ne ferais pas aussi bien de me détourner de la tâche ingrate que j’allais entreprendre. Depuis trente ans, je n’ai cessé de poursuivre l’erreur et le charlatanisme, quel qu’il fut et d’où qu’il vint, autorisé ou non autorisé ; j’ai recueilli plus d’ennuis que de palmes.

 »

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